Reportage
Hiver 2017, le froid saisit la France et les français. Les images de sans-abris se bousculent à la télévision et sur les réseaux sociaux. Face aux décès des sans-abris, les likes ne suffisent plus, l’empathie et la culpabilité s’enflamment, avec cette désespérante frustration que rien n’est fait. Il faut agir, maintenant. A Lyon, un groupe Facebook se crée : « Une nuit au chaud » et on m’invite à le rejoindre. Après quelques échanges, un rendez-vous est donné pour une action sur le terrain : samedi 13 janvier 2018, 9 heures, gare de Lyon Perrache.
Un matin glacial de plus, face à cette gare toujours aussi glauque. Près de l’entrée du métro une petit troupe se forme, avec des provisions et beaucoup de chaleur humaine. Les idées se mêlent dans cette bande pleine de bonnes intentions. Elle est animée par l’empathie, la pitié, la culpabilité et puis cette impression que rien n’est fait, puisque là, sous nos yeux, par -5 degrés Celsius, il y a des gens qui mendient encore dans la rue. Il faut faire quelque chose, absolument. Nécessairement.
Nous faisons connaissance et au fil de la discussion, certains ont connu la rue, sujet sensible, d’autres n’ont encore jamais parlé à un « sans domicile fixe », terme officiel, si étrange car tellement détaché du terrain. Il y a aussi des enfants et des ados. Le groupe et sa logistique interrogent déjà le regard des passants, qui hésitent à l’interaction, puis finissent par passer, comme prévu. La motivation du rassemblement, elle, est réelle, alors arrive le départ, avec l’objectif de trouver des sans-abris. Première surprise : il y en a moins que prévu, il a fallu marcher plusieurs dizaines de minutes en centre-ville avec des sacs lourds. Alors, quand on en trouve un, chacun donne, beaucoup, peut-être même trop, à des gens qui ne s’y attendaient pas, ou plus. Le don sans contrepartie surprend, alimente l’appréhension. Et là, c’est presque trop beau, c’est Noël après l’heure.
Etrangement, un sentiment de frustration apparaît, qui s’affiche comme un décalage entre l’intention et le résultat. Progressivement, le groupe se rend du caractère social, incontournable, du geste qu’il a entamé. Manifestement le geste doit être humain, sensible. L’intention ne suffit pas, il faut aussi oser mots, l’échange et sortir de sa zone de confort. Activer son empathie pour comprendre l’autre, le SDF, le camé, l’alcoolo, le roumain, le clochard. Face aux hésitations, certains prennent les devants et se lancent. Les mots sortent, se partagent. Petit à petit et un dialogue se construit avec des sourires bienveillants. Car même installé par terre, devant cette boutique qui solde, cet individu est bien une personne, avec son histoire et ses émotions. Elle est simplement habillée d’un cliché, lui-même en liquidation.
On y croyait plus, mais si, la presse est là, qui prend le coche, en quête de terrain. Les discussions deviennent des interviews, avec toute la bienséance nécessaire. La démarche perd du temps et un peu de son intention, mais qu’importe, l’action est nécessaire. Les mots sortent, c’est bien le principal. Certaines personnes du trottoir parlent aussi, d’autres pas, peut-être par peur qu’on reconnaisse leur accent ou qu’on les juge. Qu’importe, les cadeaux sont là, c’est Noël pour tout le monde aujourd’hui, même si on n’y croit pas.
Le groupe arrive finalement sur la place Bellecour, centrale, et le soleil est au rendez-vous. Un homme désœuvré installé près métro se retrouve recouvert de dons. Il fait la fine bouche mais apprécie la brioche. Quelques éléments de la troupe cherchent le dialogue, mais lui préfère qu’on l’écoute jouer de la guitare. C’est très sympathique au début, mais un peu long suivant les goûts. Et puis cela freine le mouvement. Les morceaux s’enchainent avec une gêne du groupe. Ces airs joyeux émoussent la sensibilité originelle du groupe, qui ne partage pas cet entrain. Finalement l’échange n’est pas forcément systématique. La caravane s’excuse et continue alors sa route vers le quartier touristique de Saint-Jean, espérant trouver des candidats dans le besoin qui correspondent plus à la politique du mouvement.
Sur le chemin se trouve un cas parfait, un peu trop peut-être, car il est difficile pour le groupe de comprendre comment un enfant peut se retrouver aussi démuni et faire la manche avec son père, sur le trottoir. Alors on donne, on donne, pour aider et se déculpabiliser. Car il faut bien faire quelque chose, ça ne se fera pas tout seul. On aimerait faire plus, mais cette empathie manque d’assurance, tout autant qu’il y a de méfiance dans le regard de ceux qui sont assis sur le trottoir.
Alors on continue, on cherche d’autres personnes dans le besoin, mais on ne les trouve pas. Finalement, arrivé à Saint Paul, après avoir remplis les bras d’un couple de punks-à-chiens alcoolisés et souriants, le groupe se dissout petit à petit. Il reste encore plein de choses à donner. Ce n’est pas grave, on trouvera bien sur le chemin.
Francis Malapris